Questembert Tennis de Table - QTT - Ping Pong - Centre de formation et de compétitions - BOTT - Bogue d'Or Tennis de Table - QCF - Questembert Centre de Formation
Attention : certains mots, certaines expressions et un langage parfois débridé peuvent choquer !
Disons, plus exactement, que c'est le style à "Bébert", le roi du "Café du Commerce". On peut s'abstenir de le fréquenter...
Le texte présenté dans ces pages est un récit de voyage. Il débute à Mandelieu en novembre 97 pour s’achever à Nouméa, en Nouvelle Calédonie, en novembre 2003.
Des extraits de ce livre seront publiés au fil des semaines. Lorsque de nouveaux paragraphes seront mis en ligne, une annonce sera faite en page d’accueil.
Mise en garde des lecteurs !
En ouvrant ce livre, vous prenez un risque…celui de vous heurter, parfois, à un système d’écriture que l’on accepte communément au quotidien et dans le langage parlé – dans les conversations populaires du Bar de la Marine, au Café du Commerce, dans l’invective entre titis, dans nos réflexions à l’emporte-pièce, dans nos pensées lorsqu’elles tournicotent dans nos têtes –, mais rarement dans l’écrit. J’ai unilatéralement pris la décision d’adopter les contractions lorsqu’elles s’intègrent dans un discours débridé, quand la musique des mots l’impose ou le rythme des phrases le nécessite – rythmes parfois rock’n’roll, parfois free-jazz –, ou tout simplement lorsque l’excitation, l’agacement, la dérision, l’irrévérence, l’arrogance ou l’émotion…me font bouffer les mots et chahutent mon langage, c'est-à-dire un peu partout ! Dans les débats relâchés entre copains ou gens de la profession, dans les discussions entre béberts, dans les euphémismes, dans le néologisme de sens, dans les mots étrangers ou argotiques et les expressions utilisées dans un contexte inhabituel.
Je prends des libertés, j’suis comme ça…et pis c’est le privilège de celui qu’écrit : « Tout le monde i fait comme i dit » !
Vous voilà prévenus !
Si vous êtes un inconditionnel de la voile, mais pas que, et rêvez de parcourir les océans sur un voilier, si vous pensez que ce moyen de transport ne sera qu’une promenade de santé, si toutes ces îles lointaines, dans votre esprit, constituent un refuge inébranlable à toutes vos emmerdes...je vous conseille très vivement de laisser ce livre de côté, car il est, ni remboursé par la sécu ni par les mutuelles, et je ne suis pas en mesure de fournir les antidépresseurs.
Pour ceux qui aimeraient se faire une opinion sur le quotidien du plaisancier, les 450 pages qui vont suivre prennent le parti-pris de caricaturer tout ce microcosme autour duquel gravite les aigrefins, les corrompus, les faux professionnels, les fourbes ou les naïfs… mais également tous mes potes de passage, comme ceux qui le sont encore et avec lesquels j’ai décidé d’en rire. Les situations incongrues, décalées, la mauvaise foi, les lâchetés, la bêtise, nos habitudes, nos certitudes...seront passées dans ma moulinette caricaturale, parfois dans un français châtié, mais souvent dans un français qu’on cause, où l’argot et l’expression de comptoir pourraient vous rappeler un certain style "san-Antoniesque». Pourquoi pas ?
Une chose est certaine, la plaisance offre des occupations multiples et perpétuelles, comme la maintenance ou les rafistolages d’urgence, entrecoupés de rencontres stupéfiantes et de situations ubuesques…
Avec mes amis plaisanciers, casting de rêve, je m’agite et je m’englue dans les moiteurs tropicales, sur fond de cocotiers ébouriffés.
Mais entrons dans le vif du sujet…
Petit « a » : comment annoncer aux siens la subite intention de tout quitter ?
Petit « b » : comment appréhender le monde de la voile sans une seule goutte d'eau salée dans les veines ?
Petit « c » : le terme « plaisance » est-il réellement approprié au « métier » de tour-du-mondiste ?
Petit « d » : comment évolueront mes états d'âme sous les tropiques, sur les océans, au contact de toutes mes rencontres ?
Petit « e » : Que reste-t-il de ce long voyage ?
Petit « f » : tout le reste est dans mon bouquin !
Ne vous étonnez pas si les oiseaux prennent le contrôle de certaines situations, si les bateaux se déglinguent plus vite qu’au Salon Nautique ou si les plus grands requins blancs, les peaux grises et les pointes noires n'en veulent qu'à ma carte bleue… Ne vous étonnez de rien !
L'humour, la dérision, les coups de gueule, les émotions, les anecdotes…surtout les anecdotes, sont à la barre et témoignent ! Tout le monde va en prendre plein la tronche…et pas que des embruns. Ne souriez pas, pour la plupart c’est encore leur quotidien : c’est vous dire dans quel merdier i sont.
Prêts à appareiller ?
Si vous souhaitez aborder ce texte en ayant lu quelques critiques, Il vous est toujours possible de cliquer sur ce lien :
Les précédents épisodes de celui qui suit sont accessibles dans le livre "La cerise sur le bateau" téléchargeable sur le site Amazon, ou en version papier en contactant l'auteur...
Parution du 24/06/2023
Panama
Le Canal et ses formalités
Lundi midi, à cet instant précis commence le parcours du combattant, avec ses sacro-saintes procédures immigratoires et celles « plus techniques » des formalités de passage. Un guide, remis le matin même, indique l’emplacement des administrations, l’itinéraire pour s’y rendre, les documents nécessaires aux différentes formalités…et même leur coût, au dollar près !
Le Yacht Club de Cristobal abrite le Bureau d’Immigration des voiliers en transit. L’agent qui occupe cet endroit défraîchi se veut sympathique et patient : gros changement avec la bonne vieille réception – suffisante et stéréotypée – de ses homologues « Caraïbe ».
Le bal commence par la valse des photocopies à l’accueil de la marina : liste de l’équipage, papiers du bateau, passeports en un exemplaire, celui du skipper en quatre, documents généreusement validés aux tampons encreurs… Munis de toutes ces jolies feuilles, nous entrons dès maintenant dans un merveilleux jeu de piste administratif. Il commence par les douanes, situées au deuxième étage d’un vieil immeuble de Colon. Une femme nous accueille devant son bureau, les mains remplies de formulaires. Si en anglais ça bloque souvent, en espagnol ça coince total. Devant notre embarras, la fille fait l’effort de s’exprimer dans les trois langues , sourires compris. Sa patience est naturelle et sa conscience toute professionnelle, puisqu’elle remplit les documents elle-même. Du jamais vu ! Nous filons ensuite vers les Autorités Portuaires fournissant le Cruising Permit, papier non-indispensable pour naviguer, mais absolument nécessaire pour sortir du pays : une subtilité ignorée de Terre des Mers, que vous connaîtrez plus avant... Tout au long du séjour et jusqu’à la dernière minute, personne à Panama – ni l’Administration du Canal, ni la Jauge – ne fera allusion à cette indispensable paperasse. A la différence de Terre des Mers, qui s’en est auto-exempté d’office, nous ressentirons cette taxe inutile comme un délestage superfétatoire , sentiment qui ne nous lâchera plus jusqu’aux formalités de sortie… C’est en se soumettant à ces dernières, que notre ami rentrera, in fine, dans le droit chemin…
Contrairement au Venezuela , le centre administratif est proche de la marina. En regroupant tous les bureaux dans un périmètre réduit, nous nous acquittons de (presque) toutes les formalités en moins de trois heures.
Mises en garde
Démarches terminées et loin d’être tiraillés par le sentiment d’insécurité régnant, nous trainons nos semelles en ville… Quelque peu sidérés par notre insouciante flânerie dans la ville de Colon – réputée dangereuse – deux policiers motorisés nous interpellent. Les rapides coups de périscopes qu’ils lancent autour de notre groupe en dit long sur leur anxiété. Je résume en deux mots leur propos : « Le touriste est le mets privilégié des nombreux prédateurs qui opèrent sur les trottoirs » ! Du coup, nous suivons le conseil des motards et rentrons directement à la marina.
Dans la même semaine, une partie de notre groupe se rend en ville pour y faire quelques achats. Juste avant de quitter son magasin, le commerçant s’encadre dans la porte et interdit à la bande de rentrer à pied : « Le soir…par temps de pluie…vous n’y pensez-pas ! Situation à haut risque ! ». Il agrémente son propos en soulevant son t-shirt et en exhibant une blessure à l’abdomen : l’impact d’une balle, le souvenir cuisant d’un récent hold-up dans sa propre boutique… Même avec un colt emprisonné dans sa ceinture et un Riot gun caché sous le comptoir, il estime que cet arsenal est loin d’être une garantie tout risque. Tout juste des colifichets d’apparat ! La seule chose qui dissuade maintenant les malfrats, d’après lui, c’est sa nouvelle réputation et sa détermination à balancer du plomb bouillant dans les quémandeurs ! Sensibilisé par ses propos, le cul de son auditoire termine sagement sur la banquette lustrée d’un taxi et se fait benner direct dans l’enceinte du Yacht-club. La seconde chance de la soirée, c’est que ça tombe juste pendant l’happy hour.
Jauge, tarifs et procédures
Oh là là, c’est pas tout, faut aussi prendre rendez-vous avec l’Admeasurement . Cet organisme délègue un contrôleur (jaugeur) à bord, en l’occurrence une contrôleuse, qui arrive avec force papiers, moult questions, et un gros mètre-ruban-jaune sorti tout droit des cartons à dessins d’un designer soviétique. Les questions commencent… Elles sont multiples et du genre : « De quelle quantité de carburant disposez-vous à bord ? Quelle est la consommation journalière du moteur principal ? Quelle est la vitesse maximum de votre embarcation ? Acceptez-vous de passer à couple avec un autre bateau ? Ou deux autres bateaux ? Au milieu ou sur les côtés ? Êtes-vous chiche pour vous mettre à couple d’un TUG ? Êtes-vous d’accord pour passer seul ? »… A toutes ces questions , les réponses sont relativement simples : « OUI ! ». Enfin…quand je dis « à toutes »…y a quand même une petite restriction sur la dernière, à laquelle vaut mieux dire : « NON » ! Et même intérêt à montrer de la détermination en rajoutant la gestuelle, comme agiter le menton de droite à gauche, cligner des yeux pour simuler la douleur, tendre l’index – pas le majeur – en l’agitant énergiquement sous le nez de la dame ! Je sais, ça demande un peu d’entraînement, mais cette ardeur sauvera à coup sûr vos chandeliers et vos barres de flèche…
J’esssplique : en passant à couple avec d’autres voiliers, on est certain d’être tenu au centre des écluses. Cette situation ne présente aucun…enfin…presque aucun risque pour le bateau. En étant à couple du TUG, c’est lui qui est contre le mur, une solution presque aussi inoffensive que la précédente.
Mais si on passe solo, alors là… On se retrouve forcément amarré contre la paroi. La simple poussée de la monstrueuse hélice – du pyramidal engin qui précède – peut détruire le gréement d’un coup sec. Dans une situation comme celle-là, la balle de ping pong au bout du jet est un truc bien plus zen que l’option « solo ». Et malgré la forêt de défenses ou le chapelet de pneus que vous collerez autour de l’embarcation, vous n’empêcherez pas le mât et les haubans de tutoyer la pierre des écluses et les moules centenaires agrippées dessus. Lorsqu’on possède un voilier, ce sont des sensations légères, indéfinissables et mutines, des douceurs propres à vous mouiller les fondements et vous pourrir la pirogue. Soyez-en certains, vos p’tites mouillettes flottantes ne ressortiront pas de cet exercice avec le label certifié grand teint !
Toutes les questions posées par la dame ont pour objectif de regrouper des bateaux aux caractéristiques compatibles. Les plus rapides passeront dans la journée , les autres en deux jours, nuitée comprise sur le lac de Gatún : un programme séduisant si on raffole des luttes fratricides et sensuelles avec nos ami(e)s les moustiques.
En lui posant la question des tarifs « cargo » pratiqués, notre technicienne de la jauge me dit avoir chiffré, ce matin même, un vraquier de deux cents cinquante mètres. Il devra s’acquitter d’un droit de passage de cent sept mille dollars, non compris les frais de traction et de remorquage ! Un paquebot de trois milles passagers détient toujours le record, soit un acquittement de deux millions trois cents mille dollars ! Je lui fais répéter la somme, une erreur de ma part, à ce niveau, serait impardonnable. Elle l’affiche sur sa calculette… C’est bien le bon chiffre, je confirme !
Une fois la jauge établie, reste plus qu’à cigler le montant au guichet de la City Bank du port de Cristobal. Mais avant, on rappelle le bureau décisionnaire de l’Admeasurement. Il finalisera l’organisation du passage en donnant toutes les informations nécessaires au paiement des cinq cents dollars – seulement ! –, plus les huit cents de caution, somme restituée dans les deux mois, si notre voilier ne fracasse pas une porte d’écluse ou une coque de Panamax … Que sais-je ? La banque peut également vous proposer une facturette Visa en blanc et n’inscrire le montant « cinq cents » qu’au moment de l’encaissement…si tout s’est bien passé... Dans le cas contraire, elle rajoutera la sauce des surplus. C’est l’option facturette vierge que nous choisissons, une solution à postériori sans problème.
La procédure
Sur Winch on est trois , un effectif insuffisant pour transiter. Pas moins de cinq personnes doivent être à bord, soit quatre hand liner – préposés aux aussières de quarante mètres, ils ont pour mission de tenir le bateau au centre de l’écluse –, plus le barreur. Le métier demande dextérité, résistance et vigilance. La présence à bord des quatre amarres est vérifiée au moment de la jauge. On peut les louer sur place au prix forfaitaire de quinze dollars l’unité, nonobstant la caution des cents p’tits verts, restitués à Panama City. Pour être plus serein et moins serin , on protège le voilier avec des pneus emballés dans des sacs poubelles, des accessoires à trois dollars pièce, en vente libre au bureau du yacht club…
Nous sommes cinq bateaux en attente du transit : deux passeront samedi et feront une halte de nuit sur le lac. Vounaki, Terre des Mers et Winch s’accoupleront en radeau, notre sort étant fixé au dimanche matin !
Le franchissement
Quatre heures trente, Palin et Nathalie – les propriétaires de Merlin – viennent nous prêter main forte. Ce couple suisse – l’accent traînant, seulement l’accent – est bloqué dans la rade depuis deux semaines. Ils espèrent et attendent patiemment des pièces mécaniques commandées aux US. Gavé d’eau de mer un jour de gros temps, leur moteur a rendu l’âme en arrivant à Colon. Nathalie s’occupe, elle propose ses services aux bateaux en sous-effectif. Elle en est à son troisième passage. Au train où vont les choses, dans moins de deux mois elle sera l’équipière la plus titrée de Panama ! Quant à Palin, le vétéran, il a déjà franchi le canal lors d’un convoyage sur la Polynésie. C’est pour lui une simple révision.
Cinq heures, nous attendons la pilotine : pendant le franchissement des écluses, le pilote principal du radeau prend la direction des opérations. Mais sur le lac, nous redevenons autonomes, situation nécessitant la présence d’un pilote par voilier.
Cinq heures trente, nous distinguons les feux d’une vedette… C’est elle ! Chaque bateau embarque rapidement l’homme de l’art. En relevant le mouillage, la chaîne ramène une glaise noirâtre et puante. L’avant du bateau est souillé. Un désastre ! Je m’occuperai des taches un peu plus tard, pas le temps pour l’instant…
A vitesse réduite, les trois voiliers se dirigent maintenant vers le chenal. Après un large virage sur bâbord, nous franchissons une bouée rouge intermédiaire. Droit devant, dans l’axe du canal, éclatent soudainement les trois premiers feux d’alignement. Un bateau-usine suit derrière. Humide et déprimée, la grisaille le dispute aux lueurs défuntes, des moribondes qui essaient de percer au-dessus de Colon. Au loin, vers la droite, la première anse du canal découvre petit à petit le halo blafard des écluses de Gatún. Sur la gauche, marquant l’embranchement d’une dérivation, un coffre d’amarrage dodeline mollement au passage d’un TUG. La puissance feutrée des diésels le réveille… Nike sur le rouf et casquette de trucker sur le groin, répandu sur la banquette depuis le départ, paré du savoir vivre et de l’autorité du médiocre, notre pilote me montre le coffre du doigt. Y a vingt minutes qu’il est à bord et, déjà, son comportement me remplit d’allégresse. Ce mec fonctionne en économie de moyen. Entre ses borborygmes et sa gestuelle d’introverti, il faut une bonne dose de perspicacité pour deviner ses intentions. Après décodage de sa phrase, qui pourrait se résumer à un rot, nous amarrons notre Winch au coffre.
En se vidant, les écluses provoquent un fort courant. En déboulant vers nous, le flux nous soulève et nous déstabilise, bateau tournicotant sur lui-même. Moteur arrière, aussière tendue, la tonne peut s’agiter méchamment devant l’étrave, nous sommes temporairement à l’écart.
Vounaki se présente, s’accouple et s’amarre sur bâbord. Pointe avant, pointe arrière, garde montante et descendante, les ordres fusent rapidement entre nos voiliers. L’arrimage s’achève juste avant l’arrivée de Terre des Mers… TdM est un catamaran, un Catana 411 flambant neuf, enfin presque... Le temps que Jean-Pierre s’amarre à nos taquets, je vous raconte les circonstances de notre rencontre…
…Un certain jour de juin 2000
Ce jour là, « mon p’tit Jean-Pierre » a son safran sous le bras : mèche pliée aux Semblas, suite à une lutte fratricide entre sa pelle et une innocente tête de corail. Je n’arrête pas d’vous l’dire : « À plus de cinquante centimètres du rivage, le proprio d’un catamaran s’estime au large » ! Qu’on me jette par-dessus bord si ce n’est pas l’exacte vérité ! Donc, pour les réparations high-tech, Colon calme rapidement les plus exigeants. Ici, on est beaucoup plus dans l’ambiance grosse soudure à la gégène que dans le polissage du chrono suisse. A force de chercher le Paganini de l’acier-trempé, JP tombe sur un Botticelli de la fonte. Cet homme vit dans une sorte de remise – je n’ose pas dire « garage » –, planquée dans une ruelle de favéla. Nous sautons par-dessus le caniveau dans lequel suinte, à grand peine, un jus vert gélifié. La vision du tôlier nous recentre immédiatement sur l’objet de la visite. Son t-shirt est en parfaite harmonie avec le fatras gras-rouillé envahissant le local. Toutes les couleurs indélébiles de l’estaminet sont décalquées dessus. Notre regard circulaire embrasse des œuvres insolites constituées de carcasses éventrées, de bus bariolés, de tôles torturées, d’essieux et de roues tordus, de batteries éclatées… Tout a plié sous les coups répétés des burins et des masses. Des outils d’un autre âge, oubliés ça et là, gisent épars sur un sol encombré et poisseux. La première impression : va pas falloir chipoter ici trop longtemps ! Tortiller du croupion pour s’faire ressouder le pot ou dé-galber l’bout de ferraille, c’est pas le genre de la maison. Et si d’aventure le travail est mal fait, c’est le client qu’a-mal-expliqué. Le client ferme sa gueule et cigle rapide, en se coinçant un sourire indestructible entre les deux limaces. Ici, on n’pose pas de problème au chef lorsqu’i cause…on l’écoute. Il est justement planté devant nous, avec une inexpression qui pourrait s’interpréter par : « Veulent quoi, au juste, ces p’tits gringos dans leurs tongs fourrées » ? Vu que Jean-Pierre a tout bien expliqué au monsieur, on n’a aucune raison de traîner ici plus longtemps et, rendez-vous pris pour le lendemain, on s’tire sur le champ…
Je vous rassure, la mèche folle a été rectifiée fissa au vérin de velours : l’est comme neuve !
Mais on m’appelle sur tribord… Après une manœuvre à l’identique, TdM est maintenant ficelé au Winch. Monocoque enserré entre les deux multi, nos trois voiliers forment un radeau.
Poussé au milieu du canal par deux puissants TUG, le bateau-usine bleu et blanc de tout à l’heure passe dédaigneusement devant notre arrimage. Nous larguons l’unique amarre nous retenant encore à la tonne et lui emboîtons le sillage…
Tout aussi soucieux de son image, le pilote de Vounaki s’affale sur les banquettes du carré et s’endort. C’est décidément une manie dans cette corporation. Embarqué sur TdM, le troisième offre un comportement un peu mieux maîtrisé : tenue correcte, ordres clairs, le garçon connait son affaire. En laissant Palin aux commandes de Winch, je me laisse le temps du reportage photo. Moteurs en régime lent, quatre nœuds pas plus, nous suivons le super-géant. Sur l’arrière, pas très loin, un transconteneur Panamax ferme la marche. Il prendra l’alvéole parallèle à la nôtre. Le passage des bateaux s’effectue pour l’instant dans le même sens. L’alternance se mettra en place lorsqu’un nouvel arrivant se présentera sur le lac pour descendre. A l’approche des portes, les TUG lâchent leurs proies et confient la traction aux six mules ferroviaires dominant les écluses. Elles vont tirer et stabiliser le monument d’acier dans les trois bassins successifs de Gatún, technique que nous retrouverons côté Pacifique, sur les écluses de Pedro Miguel et Miraflores.
Ça y est, on s’engage dans la première, lentement, très lentement, derrière la colonne d’acier du Luminous Ace . A présent immobile, coincé dans le bassin, ce bateau-usine de quarante sept mille tonnes nous toise de ses vingt mètres… Au sommet des parois gluantes, les hommes chargés des amarres lancent leurs toulines aux hands liner. Récupérées et attachées promptement aux aussières qui attendent, ces dernières sont remontées sur les berges. Notre radeau termine sur son erre… Retenu par ceux d’en haut, il stoppe sa course derrière les miches du géant bleu. Amarre sur bâbord pas suffisamment tendue – côté Vounaki –, la jupe tribord de TdM en profite pour tangenter le mur herbeux de l’écluse. Tout se passe très vite. Appuyés en étais sur la paroi, Catherine et Jean-Pierre réussissent de justesse à éviter le choc. C’est vrai, j’ai oublié de vous présenter Catherine, mais vous aurez le temps de faire plus ample connaissance avec elle tout à l’heure. Pour l’instant, faut retendre à gauche et remettre un peu de poussée sur les moteurs. Le radeau regagne lentement l’axe du sas, presque à contrecœur. Putain, y a intérêt à pas relâcher…ni les cordages, ni notre vigilance !
Les deux lourds ventaux de la chambre se referment sur les pages atlantiques du voyage. Quelques gros silures en profitent pour pénétrer dans le bassin. Confinés au fond du puits, nos trois esquifs – qui n’en forment plus qu’un – dansent mollement sur une eau douce et noirâtre. Ce passage entre deux mondes est un moment mythique, un endroit magique chargé d’interrogations…temps fort d’une circumnavigation où les émotions estampillent notre amitié du sceau de l’exception. Ensemble nous attendons…
Sous un ciel d’enfer
Le ciel se dégage. Ça aussi c’est nouveau, Panama nous ayant plutôt habitué à des plafonds noirs et dégoulinants. A ce propos, le plus bel orage de notre séjour éclate le lendemain de notre arrivée. Un truc démoniaque !...
…juin 2000, port de Colon
C’est en fin de journée que ça se met à péter dans tous les sens. La foudre éclate à moins de trois cents mètres du bateau et quarante nœuds de vent déferlent en quelques secondes sur la zone. La veille, en arrivant, j’ai fait un mouillage sommaire, pour ne pas dire « négligé », dans une vase aussi molle qu’une poignée de confettis ! Un peu fatigué – mais conscient, tout de même, de la précarité de l’ancrage –, je remets à plus tard cette manip’ prioritaire… Alzheimer naissant, je zappe complètement la question et continue tranquillement ma vie d’homme heureux, le cul posé sur un baril de poudre.
Personne n’est à bord au moment du coup de chien. Entrainé par le vent et privé d’une efficiente retenue, le bateau dérape bon train. Il a le choix entre l’acier moelleux d’un petit pétrolier et les bambous serrés d’une mangrove. Pendant ce temps, et dans une ultime dégustation, Gérard et Albert – sur Vounaki – essaient de départager le planteur orange et le ti-punch citron-vert. En voyant passer un peu bizarrement le Winch devant leurs yeux, les deux compères sautent dans l’annexe, rattrapent in extrémis mon bateau et l’attachent à une bouée de balisage. La dernière avant le pet final !
…Le surlendemain de cet épisode
…un jeune couple et deux enfants mouillent leur voilier près du nôtre. Le gars et sa famille arrivent direct de Martinique. En papotant de choses et d’autres…nos projets respectifs, les formalités de passage, la météo…on en vient au fameux orage de l’avant-veille. Son récit est hallucinant… « Quelque part au nord des côtes colombiennes, c’est une nuit de fracas… La guerre ! Rockets, Exocets et Scuds explosent autour du voilier, le ciel déleste sa haine »… Un ciel aussi allumé que les yeux de ce pauvre garçon – à n’en pas douter –, un regard dans lequel se reflètent encore les braises de l’enfer ! Bien plus que l’épouvante d’une nuit, j’y vois encore la terreur d’une vie… Il continue… « A sec de toile, on boucle la descente. Je m’allonge près de ma femme, j’attends le flash final, celui qui atomisera le bateau et mettra fin à nos angoisses »…
Nous aurons droit au même spectacle jour et nuit. Un rituel. Plombé, boursouflé, strié de feu, le ciel s’effondrera sporadiquement en pluies diluviennes. L’hygromètre du bord en profitera pour passer dans la zone rouge , un endroit déconseillé par tous les rhumatologues. On appelle ça la saison des pluies.
La vulgarité existe, je l’ai rencontrée
…Mais maintenant, i fait beau ! Je m’interromps… Chaussé grand sport et vautré grand large dans le cockpit, notre pilote-pachyderme émet un bruit :
- Hôhâ !
- Oui…
- Côcâ !
Il a soif ! Je lui donne une boîte rouge et glacée. Sans un regard pour le garçon, il dégoupille sa canette et tète goulûment. A tout hasard, je balance un « y a pas d’quoi » !
- …
Le liquide brunâtre se transvase bruyamment dans le Machin… Ce dernier me fait grâce du rot. Pour le pet, il semble que ce soit encore trop tôt. Une chance.
Sur Vounaki, c’est du pareil au même. Quand l’irrespectueux crie famine, cette bouche inutile fouille comme un grande dans les placards du bateau. Et gare aux sucreries si le gougnafier tombe dessus !
Ah, pardon, l’Enormité reveukèkechose… Béat questionne :
- oui ?
- Hé !
- ?
- Quiro comer !
- Qué quiere ?
- Bocadillo con queso…y mayonesa !
- ?
- Hé, y un Coca !
On est tombé sur un gourmet ! Je tente une expérience… Je lui file une tartine canard-poivre-vert et un gouleyant godet de rouge… Oh putain ! Je confisque illico avant qu’il ne gerbe et pourrisse le cockpit. Délicat ce mec !
Je vois des têtes dubitatives s’empresser de dire : « Il force le trait, les besoins de la narration… ». Hélas non ! Si les panaméens ont toujours été serviables et emprunts de gentillesse…la vulgarité et le sans-gêne de ces deux-là resteront dans les annales. Avaient-ils au moins conscience de leur statut ? Rien de moins certain. Lorsqu’on s’attend à une meilleure compagnie, dotée d’une éducation standardisée, côtoyer ce type d’individu devient vite agaçant. D’après le pilote embarqué sur Terre des Mers, « nous avons à faire à des stagiaires… ». J’estime, pour ma part, que la qualité de stagiaire ne dispense pas d’une bonne conduite. L’administration du Canal porte une grande part de responsabilité. C’est à elle de briffer le personnel sur ses prestations, son rôle, son comportement, l’image véhiculée… Une formation basique, en quelque sorte, dont on ne peut faire l’économie, surtout lorsque le staff est confronté au public. Une casquette Nike vissée sur un groin de goret et des baskets trucmuches posées sur mon rouf, je trouve ça assez moyen…pour ne pas dire beauf’. Je n’ai plus l’âge, on ne se refait pas !
Sur le lac
Au sommet des trois écluses, nous profitons d’une perspective qui donne une idée (dé)mesurée de l’ouvrage. Devant nous, tout aussi grandissime, la forteresse d’acier s’anime… Les premiers remous sous la poupe confirment cette impression. Dans cette situation, en principe, le pilote de la petite embarcation demande à son homologue de modérer les premiers tours d’hélice. Ça évite à ceux qui suivent, les minus, de revivre la sauvage histoire de la balle de flipper dans le couloir de bonus. Tout en raclant son flanc gauche sur la bordure du quai, le Luminous Ace s’éloigne et dévoile progressivement la placide étendue du lac de Gatún. Plus proche de nous, quelques tankers et colis lourds – reconnaissables à leurs mâts de charge – attendent vers la droite, dans une zone de mouillage appropriée.
C’est l’instant choisi pour désaccoupler nos embarcations. Manœuvre rapide… Un peu trop, même, car une dernière retenue maintient Winch à un taquet de TdM. Nos deux bateaux essayent en vain de s’écarter l’un de l’autre. Le temps de comprendre…le nœud de cabestan fixé à la base d’un chandelier se souque à tout rompre. Plus question de dénouer quoi que ce soit. On me passe un couteau. La pression de la lame suffit. Le « Spectra » s’entaille et se déchire en cinglant l’air dans un sifflement suraigu !
La première partie de notre chenal serpente sur une bonne dizaine de milles, au travers d’une région boisée. Les trois voiliers se suivent dans un dédale d’îlots verdoyants. Si la chance est au rendez-vous, il se peut que l’on aperçoive, près d’une berge, les écailles dorsales et grisâtres d’un crocodile… On se contente, aujourd’hui, d’une bruyante peuplade de singes en effervescence dans la canopée. Au loin, comme silhouette de noyé aspirée vers le fond, le spectre d’un arbre décharné salue une dernière fois un transconteneur silencieux glissant devant lui. A travers ce fatras verdoyant, on distingue, ça et là, les huttes inhabitées d’anciens villages indiens. Plus loin, sur bâbord, furtive et pressée, la masse fantomatique d’un tanker disparaît soudainement dans la touffe verdoyante d’un bosquet. Ces images me rappellent l’Amerzone , jeu informatique se déroulant dans un décor virtuel, tropical et surréaliste.
Chaque pilote consulte régulièrement le listing des bateaux en transit. Ce document détermine notre future intégration dans le timing des éclusages. Les deux multicoques déploient un peu de leur génois. TdM en tête, Vounaki derrière nous, le plan de marche contraint nos voiliers à une vitesse minimum. Elle règle notre arrivée aux prochaines écluses. En annonçant une vitesse moyenne limitant les tours-moteur – soit six nœuds déclarés –, nous assurons quand-même notre passage dans la journée. Nous pouvons presque tenir les « huit » – à deux mille quatre cents tours –, mais la surenchère de certains pilotes – ayant pour habitude de faire bourriquer inutilement les voiliers (Panama rapidement passé, pyjama plus tôt enfilé !) – force les plaisanciers à un discours minimaliste. En sous-performant nos capacités motrices, nous économisons nos mécaniques.
Au tiers du parcours, le chenal des petits rejoint celui des gros. En croisant des monuments flottants, les bras s’agitent en signe d’amitié. C’est justement ce que nous faisons au passage d’un splendide trois-mâts-école philippin filant vers Gatún.
La vie de cet endroit se règle sur un rythme perpétuel, vingt-quatre-heures-sur-vingt-quatre et tout temps. Le balisage est donc sans faille et les alignements lumineux très nombreux.
Dans la deuxième partie, peu après l’agglomération de Gamboa, le chenal s’enfonce dans la roche. Equipée de projecteurs halogènes, la berge demeure curieusement allumée toute la journée. De nombreuses rivières alimentent ce gigantesque réseau. Elles lui fournissent les milliers de mètres cubes propres à son fonctionnement. A la fin de la construction, en 1908, il faudra encore six années pour remplir cet immense réservoir !
Sur les coups de midi, un Rouget de l’île est servi à tout l’équipage, sauf à l’Énormité, auquel on refile une boîte rouge. Repas froid, vin bouché rapidement débouché, café et canards de mirabelle – production de « Mein Furher », maire de Sainte-Catherine et bouilleur de cru à ses heures – ne détournent nullement notre vigilance. La présence de tout l’équipage dans le cockpit s’impose, même à l’heure du déjeuner.
On écluse les dernières
Bientôt treize heures et droit devant, à moins d’un mille, se dessinent déjà les structures de Pedro Miguel, écluse donnant accès à un second lac aux dimensions plus réduites. Nous amarrons Winch devant le bureau des pilotes. Tandis qu’un peu plus loin, en aval, deux monocoques amarrés au ponton attendent TdM, Gérard et Christiane nous rejoignent pour former un nouveau radeau. C’est dans cette configuration finale que nous allons franchir les trois derniers niveaux.
Ainsi re-ficelés, nous glissons déjà vers l’écluse. Un paquebot japonais – le Nippon Maru – vient de s’engager dans le chenal montant. Nous prenons à droite, l’axe descendant, encore barré par les lourdes portes amont de Pedro Miguel. Après la lente ouverture des deux battants, nous pénétrons dans le sas et filons au fond, attendre un nouveau transconteneur, le Contship Auckland , avec lequel nous allons partager les trois dernières alvéoles. Fort de ses trente mètres de large et de ses cent quatre vingt seize mètres de long, le colosse se présente…bordé de ses TUG. Bébé repassé aux mules , elles l’introduisent doucement dans la chambre, très doucement, comme une mamie centenaire… Il arrive, imposant, silencieux, fat. Sa carrure nous presse imperceptiblement contre la porte. N’étant pas au maximum de sa jauge, son énorme bulbe émerge de l’eau. Les machines électriques stoppant leur progression dans un chuintement d’air comprimé, les câbles de traction se raidissent et immobilisent le transconteneur à quelques mètres de nos jupes. Je relève humblement la tête, mais mon regard ne trouve que le bleu nuit du gaillard d’avant. Devant la proue du Panamax, nos mâts ont l’apparence de deux bâtons de sucette. Par-dessus le bastingage, au sommet du surplomb, quelques méprisantes gargouilles considèrent la disparité de nos tailles respectives, surtout celles de nos miches, instinctivement serrées devant l’érection géante du bulbe-à-dudule. Je viens de comprendre, à l’instant, le sens du terme démesure. Tandis que dans l’écluse d’à côté, les passagers nippons mitraillent à tout rompre David et Goliath…une pluie d’orage s’abat violemment sur l’avant des voiliers. Sous l’abri improvisé de notre hôte, fort en poupe, nos cockpits restent au sec. Si la pluie n’arrête pas le pèlerin, elle stimule sérieusement le photographe asiatique…hystérique.
Le temps de refermer les portes en amont, l’eau verte du bassin bouillonne et descend rapidement. En quelques instants, nous atteignons le point zéro. Tardant à s’ouvrir, l’entrebâillement des portes d’aval dévoile progressivement un lac étroit, puis les deux dernières écluses de Miraflores, à l’autre extrémité du plan d’eau.
Sur bâbord, une petite marina équipée de quelques pontons abrite, entre autres, un catamaran jaune bien connu, le Banana Split d’Antoine. Décidément, après une première rencontre devant l’île antillaise de Tintamarre – en février dernier –, c’est la deuxième fois que nous l’apercevons cette année. Le vieil adage du « jamais deux sans trois » mentira-t-il cette fois-ci ? Suspens !
Dans une petite demi-heure, nous allons embouquer direct ces vieilles Miraflores ! Ne perdez pas le fil de l’histoire, nous sommes bien dans un système d’écluses et non dans un lupanar. Leur particularité : offrir des images en direct et planétaires de tous ceux qui rentrent dedans ! Bien entendu, on a prévenu les nôtres, et les autres les leurs, toutes les familles et les amis qui suivent la progression des champions. Seulement voilà, le trou noir et humide de la Miraflores est indisponible sur le net : le virus « I love you » vérole le site ! Ça ne s’invente pas.
C’est là que, privés de leur cheftaine , nos deux pilotes se mettent à faire du zèle. Ces deux chibres ont décidé de nous faire rentrer dans les écluses au palmer, vitesse réglée à la nanoseconde. Je n’vous laisse même pas imaginer. Les deux calibres balancent des giclées d’ordres à la minute, parfois contradictoires : « Un peu à droite, à gauche, plus vite, moins rapide, en arrière, faut m’écouter… ». On agite bien fort les formules et on les ressort, dans le désordre, l’instant d’après… Vu que l’exercice des deux Nuls commence à me filer des moiteurs, j’y mets un poil de mauvaise volonté. Cette mutinerie déclenche chez eux une volée d’ukases staliniens et, chez nous, une franche marrade. Confiez des responsabilités à un micro organisme et vous allez voir la métamorphose du cloporte ! Le commun des mortels va plier sous sa p’tite bite de chef à poil ras, le quartier va voir ce qu’i va voir... I va nous l’raser et nous l’aménager en grand champ de ruines, à l’image de son QI. Les responsabilités, confiées à tort et à travers, déclenchent un effet Viagra sur l’intellect du médiocre. Ça lui file des poussées incontrôlées d’autoritarisme, ça lui met le sadisme à la verticale, ça lui érige la vindicte, ça l’incite à déclencher des conflits, ça en déclenche même... Ces mecs-là sont partout, à la tête d’un pays ou derrière un guichet, à vous épuiser les faibles, à vous torturer les forts, omniprésents et casse-couilles à souhait…
La Sainte patience au congestif, je me dis que rien ne vaut une petite boîte rouge et un dernier sandwich fromage-mayo, histoire d’étouffer les amygdales du pachyderme, lui affaiblir les maxillaires, lui noyer la polisseuse-à-conneries et, surtout, lui boucher le gicleur !
Pleut toujours… Nous sommes dans l’eau douce, mais plus pour très longtemps. Tandis que les Japs – toujours aux armes – continuent de nous tirer le portrait, nous n’avons d’yeux que pour les portes de devant. Elles vont pivoter de nouveau et nous laisser libre passage vers la seconde et toute dernière chambre. Là, devant nous, insensiblement, comme à regret, elles s’entrebâillent… A travers la fine colonne de lumière, on entrevoit le dernier sas gorgé d’eau blême. Quelques tours d’hélice, nos deux bateaux s’enfoncent dans le conduit d’eau… Aussières sous tension, retenues par les hommes du quai, nous stoppons devant la dernière porte, jusqu’à l’effleurer. Toujours tiré par ses mules, le gros bulbe libidineux du Contship Auckland vient renifler une dernière fois nos jupes. Il est si près qu’on sent son souffle. Le staff de la traction s’amuse à rapprocher in extrémis l’acier luisant du géant de nos œuvres vives. Sa carène est à portée de mains. Si notre inquiétude réjouit ceux d’en haut, elle mine considérablement ceux d’en bas !
L’eau verte tourbillonne, puis nos embarcations s’évanouissent entre les murs poisseux de l’ouvrage. Une dernière fois, comme un livre, le lourd mécanisme des deux ventaux s’ouvre sur le second chapitre de notre aventure transocéanique. Etreintes et cris de liesse se dissipent bien vite dans la manœuvre de désaccouplement. Les deux voiliers se séparent. Nous embouquons maintenant le dernier chenal conduisant vers le Pont des Amériques, trait d’union entre les continents nord et sud américains. Une pilotine tangente Winch et nous libère du grossier Red Box. Puis, afin de récupérer les aussières louées la veille, une lancha nous aborde plus avant et charge les cordages...
L’océan est devant nous… Le Pacifique est à nous ! Bout au vent, le diesel ronfle et recrache ses premières goulées d’eau salée. A droite du chenal, menant vers le large, une tripotée de tankers, cargos et transconteneurs attendent le prochain passage. Sur la gauche défile la ville de Balboa… Puis, escortant le chenal vers le large, défile sur la gauche l’interminable morne de la presqu’île du Flamant… Une heure plus tard, nous débordons largement cette ultime saillie et contournons enfin cette dernière bribe de terre. Une large baie, fuyante et embrumée, surplombée de buildings filiformes s’élargit sous nos yeux : les appendices lumineux de la première métropole du pays, Panama city !
Nous restons à bonne distance et plantons nos pioches dans une petite anse lui faisant face. Sous une lumière déclinante, un ciel gris et lourd nous arrose de ses pluies chaudes. Bien trop tard pour reprendre un bus ou un train, Palin et Nathalie restent à bord. Ils repartiront demain vers Colon. Petit Nevis pour l’équipage, excellent breuvage propre à libérer les tensions !
États d’âme V2
Nous venons de franchir un passage mythique, un point virtuel de non-retour, l’engagement vers un ailleurs, monde espéré et redouté…
« Espéré », car il est le passage obligé de notre projet, il marque notre détermination à continuer plus avant, dans le respect du programme… Il cautionne, en quelque sorte, le sérieux de notre stratégie. A partir d’ici, le mouvement devient propulsif et confirme la dynamique du voyage.
Le plaisancier change de statut et s’installe dans un compagnonnage de tourdumondiste. Aux Antilles, ce statut ne lui appartient pas tout à fait. Il ne pourra le revendiquer pleinement que lors du franchissement de la mer rouge. Il rentre dans la cour des grands, la chose devient sérieuse. C’est une nouvelle consécration, elle l’oblige.
« Redouté », car nous glissons vers des phénomènes inconnus. Celui des distances, nouvelle échelle qui viendra forcément compliquer les échanges et la résolution des problèmes. A partir d’ici, le mot « rapidité » n’a plus tout à fait le même sens, il va devoir s’adapter. Nous franchissons aussi un point de non-retour, car « si retour », retour compliqué dans des vents forcément contraires, sous des latitudes encore acceptables. Les vents porteurs – ouest-est – évoluent maintenant dans des régions perturbées et, pour certaines, résolument inhospitalières. A partir d’ici, on anticipe, on prévoit, on définit le cadre des ressources et des moyens. On fait avec ce dont on dispose. L’improvisation n’a plus cours.
Des sentiments partagés m’animent, curieuse alchimie faite de craintes et de joie, entre volonté de poursuivre et risque de perdre le feu sacré sur des écueils techniques, des impondérables, des aléas incompatibles avec mon cartésianisme et mes exigences de « perfection », deux pierres d’achoppement tapies quelque part sur ce tracé. Quel aspect de ma personnalité l’emportera sur les leviers : Moteur ou frein ? La réponse se trouve dans le comportement du bateau et mon aptitude à trouver de l’intérêt dans cette vie, ces paysages, ces rencontres…
Lorsque la curiosité laisse le champ à la redite, voilà l’ennemi !